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Le simulacre

Troisième roman, beaucoup plus noir que les précédant.

Il n'existe pour l'instant que sous forme de premier jet et nécessite un travail de réécriture. 

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De quoi ça parle ?

Drame fantastique avec des touches de polar.

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Un auteur a succès brisé par la mort de son enfant sombre dans la déchéance de l'alcoolisme. Bientôt des meurtres se déroulent et quelque chose le pousse à soupçonner qu'ils sont commis par le personnage de son roman. Ou peut-être est-ce l'inverse ? Qui est l'auteur et qui est le personnage ? Qui écrit la vie de l'autre ?

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Morceau choisi

Le Simulacre - Prologue

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Le  goût amer du café. Ce goût qui s’incruste dans la bouche, s’y déposant comme un voile âpre. Le café de trop, celui que l’on boit sans y penser, sans en avoir l’envie, celui qui fait monter la nausée. Celle qui ne s’encombre pas de vomissement, celle qui ne fait qu’étreindre la gorge et le cœur. Ce mal être qui s’emplit sans ne jamais éclater. Cet abcès qui s’immisce sous la peau, la distend petit à petit, se glisse entre les pores béants. Un abcès qui aurait tôt fait de percer mais qui se complait à mûrir encore un peu.

 

Il posa le petit gobelet en plastique sur la table d’opération à côté des pieds du macchabée. Depuis combien de temps n’avait-il pas dormi ? Cinquante ou soixante heures, peut-être même davantage.  Combien de temps pourrait-il encore tenir sans fermer les yeux ? Le temps qu’il faudrait, le temps qu’il lui faudrait pour ne plus rêver, pour ne plus les voir dans son sommeil. Ne plus voir ses « patients », pléthore de cadavres plus ou moins mutilés. Grotesques échantillons d’humanité, du gamin au vieillard. Toutes ces morts différentes et pourtant si semblables : la même froideur, la même immobilité.

 

Il saisit ses instruments chirurgicaux et commença à découper la poitrine de son « sujet ». Un bruit spongieux de tissu qu’on lacère, suivi de l’irruption de sang brun. Il plaça ses doigts entre les lèvres de l’entaille, les faufila entre la peau et les muscles, puis décolla lentement. Ce geste lui rappela brièvement lorsqu’il avait décollé la moquette de sa chambre à l’occasion des « grands travaux » entrepris chez lui l’été dernier. On dépeçait un homme comme l’on retirait une vieille moquette, le son et l’odeur en moins. La cage thoracique du patient était à nue, laissant entrevoir le teint laiteux du sternum et des côtes. Il se dit qu’il n’y avait pas plus mauvaise idée que de regarder l’intérieur d’un corps humain, rien de plus laid et écœurant. Que lui avait-il pris de s’orienter vers la médecine légale ? L’excitation de l’interdit probablement. À l’époque, il s’était piqué d’écrire des romans policiers, et cette voie de carrière lui semblait être un atout majeur pour son écriture. Néanmoins, il avait omis de prendre en compte deux paramètres. Le premier étant que lorsqu’on « travaille dans les cadavres » on a rapidement envie de tout sauf d’en parler en dehors, encore moins d’écrire à ce sujet. Le second, et pas des moindres, étant qu’il n’était en fait pas capable d’écrire plus de dix pages sans abandonner. « Tu manques de détermination », lui disait son père. Il devait avoir raison, au final. À bien y réfléchir, il se dit qu’il avait surtout fait médecine légale pour contrarier son père. C’est moins ostentatoire que cardiologue. On ne peut pas vraiment s’en vanter dans les diners. De détermination, il n’en manquait pas en fait, on ne finit pas sa médecine sans détermination. Non, ce qui lui faisait défaut c’était tout le reste.

 

Il prit la scie et il entreprit de découper le sternum. Une odeur de poussière brûlée envahit la pièce à mesure que l’os cédait sous la coupe. Il s’éclaircit la gorge comme s’il allait prononcer un discours, mais en fin de compte ne lâcha qu’un profond soupir, avant d’écarter les deux parois d’un coup sec. L’os craqua. Les poumons étaient gorgés d’eau saumâtre. « Noyade », murmura-t-il pour lui-même. Avant qu’il ne puisse poursuivre son investigation, la sonnerie du téléphone retentit. Il soupira avec agacement, retira ses gants maculés et décrocha :

 

— Docteur Bunel, j’écoute… 

 

À l’autre bout du fil, un agent de police l’enjoignait à les rejoindre au plus tôt afin d’établir l’autopsie préliminaire d’un cadavre retrouvé récemment. Un pauvre type qui s’était visiblement fait massacrer à coups de couteau. Encore un. Un de plus.

 

Le docteur Bunel recouvrit d’un drap le corps encore éventré du noyé. « Vous allez devoir patienter encore un peu, très cher », lança-t-il à l’intention du cadavre. Cela aurait pu passer pour un comportement étrange, les morts étant avares de leur conversation. Il avait vu tellement de choses étranges que, dans le doute, il avait pris pour habitude de se montrer déférent à leur égard. Il en venait parfois à penser que ses patients pouvaient l’entendre et que quelque part ils jugeaient la manière dont il s’occupait d’eux.

 

Il se lava longuement les mains dans une tentative qu’il savait vaine d’effacer l’odeur de la mort qui lui collait à la peau. L’odeur de la putréfaction des chairs ne le quittait plus, elle se mêlait à toute autre odeur, faisait partie intégrante de lui. Comme le goût du café amer, un trop d’odeur et de goût impossible à digérer.

 

Son regard était perdu dans le vide. Dieu, qu’il était fatigué ! Épuisé même. Tout en lui était las de cette privation de sommeil qu’il s’infligeait pour le moins possible se jeter en pâture à ses cauchemars. Peut-être perdait-il doucement la raison, peut-être était-il en train de rêver en ce moment même. Comment savoir ?

 

Il leva finalement les yeux et croisa son reflet dans le petit miroir fendu placé au-dessus du lavabo. Comment avait-il pu tant vieillir ? Il était méconnaissable. Ce vieillard aux traits bouffis, gravés de multiples sillons, à la calvitie galopante, ne pouvait être lui. Pourtant, à n’en pas douter, il reconnaissait bien ce regard vidé de toute joie, ces yeux torves abasourdis d’avoir trop peu tenté. Et cette odeur infecte qui lui emplissait les narines…

 

Il tira la langue, blanche et lourde, pour faire une grimace de dégoût à ce répugnant reflet de lui-même. Dans un haussement d’épaules, il s’en retourna vers son bureau.

 

Sans même allumer, il se dessaisit de sa blouse pour enfiler un imperméable et récupérer sa mallette médicale puis, en traînant le pas, sortit de la morgue pour rejoindre sa voiture. Une pluie de plomb s’écroulait sur la ville, chargeant l’atmosphère d’une insupportable mélancolie. Le docteur Bunel prit place aux commandes de son véhicule et enclencha le contact. Le moteur toussota plusieurs fois avant de démarrer. Dans un ultime soupir, il lança sa voiture dans le cœur humide des rues de la ville.

 

— De la détermination, mon vieux, de la détermination, pensait-il en roulant.

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